Marcher, c'est penser hors des sentiers battus ( Le Monde du 25/6/2011)

Quelques articles bien intéressants dans le journal le Monde du 25/6/2011  , sur lesquels j'apporte mon  approbation globale !


Frédéric Gros : « La marche est un authentique exercice spirituel »
Article paru dans l'édition Le Monde du 25.06.11
Une quête de soi, telle est la philosophie des randonneurs
rofesseur de philosophie politique à l'université Paris-XII et à l'Institut d'études politiques de Paris, spécialiste de l'oeuvre de Michel Foucault, Frédéric Gros a écrit un livre intitulé « Marcher, une philosophie » (Carnet Nord, 2009).
Alors est-ce qu'il suffit de mettre des chaussures de randonnée et de se mettre en marche pour aussitôt se transformer en philosophe ?
Malheureusement ou heureusement, ce n'est ni aussi facile ni aussi automatique. Pour devenir philosophe, philosophe « professionnel » - pour peu que cette expression ait un sens -, on doit sans doute préférer les lectures patientes, les discussions contradictoires, la composition de dissertations ou la construction de démonstrations. Mais en marchant, surtout s'il s'agit de randonnées qui s'étalent sur plusieurs jours, il est impossible de ne pas éprouver un certain nombre d'émotions, de ne pas faire l'expérience de certaines dimensions, qui précisément sont d'une très grande richesse et constituent des objets de pensée précieux pour la philosophie.
Mais à quoi pensez-vous ? Autant on voit bien comment l'expérience esthétique peut nous permettre de construire le concept du beau, comment l'expérience révolutionnaire nous fait accéder à des problématiques politiques, autant marcher semble, aux yeux de beaucoup, une expérience plus banale, plus pauvre...
Alors prenez l'expérience d'une journée de marche. La lenteur de la marche, sa régularité, cela allonge considérablement la journée. Et en ne faisant que mettre un pied devant l'autre, vous verrez que vous aurez étiré démesurément les heures. De sorte qu'on vit plus longtemps en marchant, pas au sens où cela rallongerait votre durée de vie, mais au sens où, dans la marche, le temps ralentit, il prend une respiration plus ample.
Par ailleurs, le rapport du corps à l'espace est aussi très impressionnant : par exemple la beauté des paysages est plus intense quand on a fait des heures de marche pour franchir un col.
C'est comme si le fait d'avoir fait preuve de persévérance et de courage physique pour parvenir à tel ou tel panorama était récompensé. Il y a, dans la contemplation des paysages par le marcheur, une dimension de gratitude, sans qu'on sache exactement si c'est le marcheur qui se récompense lui-même de ses efforts en s'offrant le plaisir d'un repos contemplatif ou si c'est le paysage qui remercie par une intensité supérieure offerte au seul marcheur.
De manière plus générale, un espace que vous appréhendez par la marche, vous ne le dominez pas simplement par le regard en sortant de la voiture (une prise de vue), car vous l'avez inscrit progressivement dans votre corps.
La marche nous permet d'aller au-delà d'une conception purement mathématique ou géométrique de l'espace et du temps. L'expérience de la marche permet aussi d'illustrer un certain nombre de paradoxes philosophiques, comme par exemple : l'éternité d'un instant, l'union de l'âme et du corps dans la patience, l'effort et le courage, une solitude peuplée de présences, le vide créateur, etc.
On connaît la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, les voyages du jeune Rousseau à pied, d'Annecy à Turin, de Paris à Chambéry, les promenades de Nietzsche dans les hautes montagnes de l'Engadine, les sorties quotidiennes de Thoreau en forêt. Tous les penseurs ont-ils été aussi de grands marcheurs ?
Pas tous, loin de là. L'espace naturel des penseurs et des intellectuels reste majoritairement la bibliothèque ou la salle de conférences. Mais si vous prenez les penseurs que vous citez (à part Kant, qui a une conception plus hygiénique de la promenade), ils insistent pour dire ce que leur oeuvre doit à cet exercice régulier, solitaire. C'est en marchant qu'ils ont composé leur oeuvre, reçu et combiné leurs pensées, ouvert de nouvelles perspectives.
Ce n'est pas tant que marcher nous rend intelligents, mais que cela nous rend, et c'est bien plus fécond, disponibles. On n'est plus dans le recopiage, le commentaire, la réfutation mesquine, on n'est plus prisonnier de la culture ni des livres, mais rendu simplement disponible à la pensée.
On parle d'un succès croissant des activités de randonnée. Elle compterait de plus en plus d'adeptes. Peut-on parler d'une nouvelle actualité de la marche ?
Il faut répondre à votre question en plusieurs temps. Premièrement, rappeler quand même que la marche, par sa lenteur, par la fatigue qu'elle entraîne, n'a pas cessé de représenter pour l'homme une contrainte dont il fallait se débarrasser par la richesse ou le progrès technique.
Si on redécouvre aujourd'hui les bienfaits de la marche, c'est que l'on commence à ressentir que la vitesse, l'immédiateté, la réactivité peuvent devenir des aliénations. On finit, dans nos vies ultramodernes, par n'être plus présent à rien, par n'avoir plus qu'un écran comme interlocuteur. Nous sommes des connectés permanents. Ce qui fait l'actualité critique de la marche, c'est qu'elle nous fait ressentir la déconnexion comme une délivrance.
Est-ce qu'on marche pour se retrouver ?
Pour se retrouver, bien sûr, au sens où, en marchant, vous laissez au bord des chemins les masques sociaux, les rôles imposés, parce qu'ils n'ont plus leur utilité. La marche permet aussi de redécouvrir un certain nombre de joies simples. On retrouve un plaisir de manger, boire, se reposer, dormir. Plaisirs au ras de l'existence : la jouissance de l'élémentaire. Tout cela, je crois, permet à chacun de reconquérir un certain niveau d'authenticité.
Mais on peut aller encore plus loin : la marche permet aussi de se réinventer. Je veux dire qu'à la fois, en marchant, on se débarrasse d'anciennes fatigues, on se déleste de rôles factices, et on se donne du champ.
En marchant, tout redevient possible, on redécouvre le sens de l'horizon. Ce qui manque aujourd'hui, c'est le sens de l'horizon : tout est à plat. Labyrinthique, infini, mais à plat. On surfe, on glisse, mais on reste à la surface, une surface sans profondeur, désespérément. Le réseau n'a pas d'horizon.
Toutes les marches se ressemblent-elles ?
Vous avez raison, il faut absolument distinguer, car il existe des styles de marche irréductibles. Il y a la flânerie en ville, poétique, amicale, électrique. Il y a la promenade qui nous permet de sortir d'un espace confiné, de nous défaire un moment des soucis du travail, des nervosités ambiantes.
Il y a le pèlerinage, qui est tout à la fois un défi, une expiation, une ascèse, un accomplissement. Il y a la grande excursion, qui présente une dimension plus sportive, mais offre aussi la promesse de paysages grandioses.
Alors, « marcher, une philosophie » ?
Peut-être davantage : un exercice spirituel.
Propos recueillis par Nicolas Truong

Prendre son temps, une subversion du quotidien
Article paru dans l'édition du 25.06.11



ongtemps la marche était le seul moyen de locomotion. Les chemins étaient emplis d'itinérants. Au temps des compagnons, les apprentis marchaient dans toute la France pour affiner leur formation. Dans les Cévennes, Stevenson rencontre des bergers, des paysans, des colporteurs, des vagabonds. Le paysan marche avec des sabots qui alourdissent ses pas, il chemine près de l'animal bâté, accompagne son troupeau, va chercher l'eau avec un broc. Les routes sont emplies de saisonniers, de rempailleurs, de rétameurs, d'acheteurs de peaux de lapins, de ramoneurs allant à pied de hameau en village. L'itinérance est cependant suspecte, ces marcheurs sont des inconnus, des hommes surtout, et ils sont l'objet de la vigilance des populations ou des gendarmes. Mais ils se font de plus en plus rares au fil du siècle.
Voyager à pied est devenu improbable dans les années 1950-1960, quand les voitures ou les Mobylette se banalisent. Les itinérants circulent désormais en voiture. En 1971, quand l'écrivain Jacques Lacarrière entame son chemin de Saverne jusqu'à Leucate, des Vosges à la Méditerranée, il dit combien il est seul sur les routes ou les sentiers. S'il rencontre au fil de la route de la solidarité et de l'amitié, il sent parfois l'hostilité, la méfiance à l'égard de ce chemineau, cet homme sans feu ni lieu, seulement de passage. Il s'étonne de la solitude des forêts, où il ne croise jamais de promeneurs.
Aujourd'hui, des millions de marcheurs parcourent les sentiers en Europe, pour quelques heures ou quelques jours. Anachronique dans un monde privilégiant la vitesse, l'utilité, le rendement, l'efficacité, la marche est un acte de résistance célébrant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l'amitié, l'inutile, autant de valeurs opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies.
Prendre son temps est une subversion du quotidien. Le recours à la forêt, à la montagne, aux sentiers, est une échappée belle pour reprendre son souffle, affûter ses sens, renouveler sa curiosité, et connaître des moments d'exception éloignés des routines.
Détour pour se rassembler soi, marcher, c'est avoir les pieds sur terre au sens physique et moral du terme, c'est-à-dire être de plain-pied dans son existence. Et non à côté de ses pompes. Le chemin parcouru, même pour quelques heures, rétablit un centre de gravité. Si l'on se donne aux lieux, ils se donnent également, et avec prodigalité.
Jouissance du monde
Bien entendu, le marcheur ne voit que ce qui était déjà en lui, mais il lui fallait ces conditions de disponibilité pour ouvrir les yeux et accéder à d'autres couches du réel. Sans réceptivité intérieure, sans une transparence à l'espace et au génie des lieux, le marcheur passe son chemin en laissant derrière lui une chance qu'il n'a pas su saisir.
Un marcheur est un homme ou une femme qui se sent passionnément vivant et n'oublie jamais que la condition humaine est d'abord une condition corporelle, et que la jouissance du monde est toujours celle de la chair, et d'une possibilité de se mouvoir, de s'extraire de ses routines. Sentir le travail des muscles, c'est aussi songer au plaisir du repos bientôt, à l'appétit qui grandit à l'approche de la ferme-auberge ou de la halte au bord du chemin. Cette fatigue n'est pas imposée par les circonstances, elle est voulue par le marcheur, elle fait partie du jeu. Le marcheur est son propre maître d'oeuvre, il recourt seulement à son corps et à ses ressources physiques pour progresser, sans autre énergie que son désir et sa volonté de mener un parcours à son terme. La satisfaction est d'autant plus grande de ne devoir qu'à soi.
Libéré des contraintes d'identité, hors de sa trame familière, il n'est plus nécessaire de soutenir le poids de son visage, de sa personne, de son statut social... Il se défait du fardeau parfois d'être soi, relâche les pressions qui pèsent sur ses épaules, les tensions liées à ses responsabilités sociales et individuelles. Il tombe les éventuels masques, car personne sur les sentiers n'attend de lui qu'il joue un personnage.
Pendant des heures, des jours ou des semaines, il est hors du temps et disponible à toutes les rencontres. Expérience provisoire de mise en apesanteur des exigences de la vie collective, marcher revient à se mettre en congé de son histoire et à habiter l'instant, sans voir le monde au-delà de l'heure qui vient.
David Le Breton

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